La Transatlantique vue par Marion

Publié par Manon le

La Transatlantique vue par Marion

Du 10 au 28 janvier 2023 – 2 240 milles parcourus – 18 jours en mer
À bord : Marion, Violine et Benoît

Pour vous raconter la première traversée océanique de Kannjawou, moment initiatique tant fantasmé et tant préparé, nous vous livrons ici les récits croisés de ses 3 membres d’équipage. Vous verrez que, loin de se répéter, ils se complètent et s’enrichissent et livrent chacun leur sensibilité particulière face à cette expérience. Ci-dessous, les « mots bleus » de la cap’taine Marion.

Vous retrouverez par ici les textes de Benoît (ICI) et de Violine (ICI). Et par ICI, le rappel des raisons qui ont amené Manon à ne pas embarquer pour cette traversée…

Les mots bleus de l’Atlantique

Il s’agit de quitter la terre. Parvenir à larguer les amarres et quitter les îles adorées du Cap-Vert. Et puis surtout réussir à quitter Manon qui reste à quai. Les aurevoirs sur le petit ponton A de la marina sont un déchirement aigu et ce qui va s’ensuivre un inconnu total. Je m’apprête à traverser un océan sans Manon. C’est la première fois que je naviguerai sans elle. J’ai toute confiance dans le bateau mais cette confiance émane aussi et surtout de l’équipage que nous formons ensemble : nos connaissances de Kannjawou notre voilier, notre façon de naviguer, notre rythme de vie à bord… Heureusement, je suis bien entourée. Je n’aurais pas pu rêver mieux pour vivre pareille aventure et combler un tant soit peu le vide que Manon laissera dans le bateau. Violine, rencontrée sur la plage de Bon-Secours à Saint-Malo est une amie d’embruns et de longue date. Nous lui avons proposé il y a quelques temps déjà de traverser l’Atlantique à bord de Kannjawou. Benoît est lui aussi un ami de la côte et un marin expérimenté. Nos chemins se sont croisés alors que nos bateaux respectifs étaient au mouillage de Saint-Suliac sur la Rance. Sur le papier, ces deux-là ont tout pour s’entendre à merveille. Mais qu’en sera-t-il au milieu de nulle part sur un voilier de 9,50 m ? Je m’aperçois rapidement au cours de la préparation de la navigation et de l’avitaillement que les deux personnalités s’accordent, c’est déjà un premier soulagement !

Un dernier salut aux copains de Malorine avant le départ !
Equipage paré au départ

Peu avant 14 h, le marinero du port vient larguer les deux très longues amarres qui nous retiennent à une bouée en avant du ponton. Manon nous aide à larguer les amarres arrière et nous voilà lancés. J’évite de trop regarder en arrière, même si nous nous faisons de grands signes. Je n’ose imaginer ce qui l’envahit au moment où elle nous voit rapetisser sur l’horizon. J’ai la gorge complètement nouée et une très forte envie de pleurer mais il faut s’occuper du bateau, dérouler le génois, faire attention au ferry de Santo Antão qui entre à pleine vitesse dans le chenal, et puis surtout éviter une énorme tortue qui pointe sa tête hors de l’eau pour respirer. En voilà un beau cadeau de départ et un bon présage ! Merci dame tortue pour tes encouragements !

Maintenant que nous sommes sortis de la baie protégée de Mindelo, nous touchons du vent un peu plus fort mais tout à fait maniable : nous nous laissons glisser entre les îles, poussés dans le dos par un petit force 4. Les pare-battages sont bien accrochés sur le tableau arrière, les amarres lovées et mises à l’abri, le pavillon cap-verdien affalé. Le silence s’installe à bord ; chacun semble s’imprégner de la beauté des falaises de São Vicente : comme si nous voulions figer en nous cette dernière vision de la terre alors que devant nous s’ouvre le monde bleu infini. Je sais à quel point ces premiers milles sont importants pour l’équipage naissant que nous sommes. C’est la première fois que j’adopte la posture de capitaine sans Manon à bord. Alors il faut que je trouve mes marques en aidant Violine et Benoît à s’acclimater le plus rapidement possible à Kannjawou. Il en va de notre sécurité et de notre bien-être à tous.

Les trois premiers jours n’ont pas épargné l’équipage. Dès le premier crépuscule, nous voilà valdinguant en tous sens à cause d’une houle croisée d’environ 2,5 m qui nous arrose copieusement. Le vent a baissé et Kannjawou n’a pas assez de puissance dans les voiles pour passer les vagues sans peiner. Nos estomacs chavirent. Au matin du 2e jour, Violine fait une chute violente entre la salle de bain et la table du carré. Sous le choc, elle peine à retrouver sa respiration. Benoît et moi pensons tout de suite à la même fatalité : un hélitreuillage et une fin d’aventure prématurée. Au bout de quelques minutes, Violine parvient à se relever. Nous lui conseillons fermement d’aller se reposer, dormir si elle peut, dans sa couchette. Nous espérons tous que son réveil apportera des nouvelles rassurantes.

Pendant cette période d’acclimatation, où le corps et l’esprit ne tendent qu’à la survie, j’ai eu du mal à trouver le sommeil, réalisant le gouffre liquide qui se présentait à nous. La santé de Violine m’inquiétait. J’entendais Manon parler, je la voyais partout dans le bateau, à la relève des quarts, sur sa couchette ou dans la cuisine en train de mitonner un bon petit plat.

Mais au bout du troisième jour, chacun parvient à s’arracher du mal de mer, Violine se réveille, 24 h après sa chute, avec une douleur en bas du dos mais qui ne l’empêche ni de marcher ni de s’asseoir. Le sommeil a dû être quelque peu réparateur. Nous sommes tous soulagés, même si nous sentons qu’elle prend sur elle pour ne pas nous dévoiler la peine que les mouvements perpétuels du bateau lui causent.

Les conditions se sont adoucies légèrement. Vent de secteur Est-Nord-Est de force 4, forcissant à la tombée du jour. Houle de 2, 5 m à 3 m, désordonnée. Nous sommes enfin amarinés et prêts à ne plus subir notre vie à bord ! Le bateau fait de belles moyennes à plus de 150 milles quotidiens (environ 220 km) sur trois jours, alors nous avons vite fait d’avoir le moral en flèche et de prévoir une arrivée en Martinique 10 jours plus tard ! À la météo psy du jour : peu de nuages, chacun annonce se sentir bien et arbore un sourire prometteur.

Le régulateur d’allure, un pilote automatique mécanique, nommé Anne Bonny, est en place et Violine l’apprivoise assez vite. Le génois est tangonné. Benoît, en maître mateloteur, apprend à Violine à faire des surliures et réalise ses premiers relevés au sextant. Cela s’avère difficile avec une houle pareille : le soleil s’échappe sans cesse du viseur et nous obtenons des erreurs de 15 minutes. Heureusement que le GPS est notre plus fidèle allié des temps modernes.

Les jours s’égrènent sur la jolie trace horizontale que nous dessinons entre le Cap-Vert et la Martinique. Chacun d’entre eux a sa singularité mais ils ne tardent pas à se confondre les uns aux autres et à devenir poreux. La vie à bord s’est organisée de façon naturelle : petit-déjeuner en commun, prise de la météo et rédaction du message du jour adressé à nos proches On définit aussi les plats à cuisiner pour la journée et le cuistot volontaire. Ceux qui ne cuisinent pas font la vaisselle et quand on ne fait pas la vaisselle, on passe un petit coup de propre et de rangement dans le bateau.

Tous les trois, nous reconnaissons avoir bien mangé pendant cette traversée. Pour le plus grand plaisir des journées de mer, nous avons : brunché à l’anglaise (œufs, bacon, beans, toasts) et avons préparé, avec nos stocks de frais qui auront tenu 15 jours sur 18 : du taboulé oriental, du rougail saucisse, du ceviche de daurade coryphène, du jambon-purée, du dahl de lentilles, du chili sin carne, des rillettes de sardines, des nouilles sautées à l’asiatique, des courgettes en spaghetti avec du quinoa et des sardines à poêler, une pizza, des boulettes de viande à la sauce tomate, du far breton, des crèmes au chocolat, du pain, des salades en tout genre… Nous aurons tous beaucoup cuisiné et chacun avait à cœur de faire plaisir à ses coéquipiers ! En mer, il ne faut pas négliger les papilles ! Une fois les produits frais épuisés, nous avons consommé les bonnes conserves que nous avions en stock : les légumes de couscous super épicés mitonnés aux Canaries, les mogettes de Vendée, diverses conserves de légumes…

Les repas sont un moment privilégié de partage de nos ressentis. Chaque jour, nous nous posons la question : « Comment vous sentez-vous ? »

Les réponses, sincères, permettent de trouver des solutions à un problème rencontré par un membre d’équipage, de rassurer et conforter tout en tissant entre nous des liens forts. C’est aussi lors des repas, principalement ceux du soir, lorsque nous sommes moins accablés de chaleur, que nous discutons longuement, chantons parfois, rigolons souvent, saluant chaque jour le soleil au moment où il plonge derrière l’horizon après avoir embrasé la moitié du ciel. Je nous revois encore tous les trois, le nez vers le soleil, la brosse à dent dans une main, de l’écume blanche au coin de la bouche alors que nous chantonnons Beautiful Strangers de Kevin Morby, notre hymne de fin de journée.

La nuit, chacun habite sa solitude comme il l’entend. Certains discutent avec Orion et les constellations voisines, d’autres se laissent prendre aux récits d’aventures des podcasts que nous nous étions mutuellement conseillés, d’autres encore préfèrent accueillir le vent, la houle, les embruns trop salés sur la peau et les mouvements du bateau avec tous les sens gonflés à bloc, en hyper conscience du moment présent.

La nuit, tout est plus doux ou plus amer. Il nous faut souvent nous pencher par-dessus le tableau arrière de Kannjawou pour enlever les sargasses (algues de surface formant des nappes immenses) qui font perdre la boule à notre Anne Bony. La manœuvre, dangereuse, est faite alors que nous sommes attachés au bateau. Nous redoublons de prudence, mais parfois la lassitude prend le pas quand il faut répéter le geste des dizaines de fois et que les nappes de sargasses ne semblent pas vouloir nous laisser de répit. Une fois libéré de ces algues morbides, le bateau reprend sa route, l’étrave soulevée par l’ourlet blanc des vagues.

La nuit a compté ses frayeurs et ses douleurs : les poissons-volants qui atterrissent avec violence dans le cockpit ou sur le pont et nous heurtent parfois de plein fouet ; le vent, forcissant nettement, qui lance trop vite le bateau à l’assaut des milles ; les doutes solitaires quant aux décisions à prendre ; et toujours ces sargasses à enlever du régulateur pour rester sur le droit chemin. Mais la nuit laisse aussi souvent place à l’émerveillement et nous ne nous sommes jamais lassés d’admirer le plancton fluorescent, les ciels bleu sombre dans lesquels danse le mât. C’est surtout la nuit, quand les couleurs sont éteintes et que nos yeux nous font lever le menton vers les étoiles que l’on réalise l’immensité traversée : immensité de l’eau autour et en dessous de nous, immensité du ciel, annonciateur des joies et des peines des marins.

Pour ceux qui ne sont pas de quart, le repos dure 6 h. Mais à l’intérieur, il faut apprivoiser quantité de bruits décuplés par l’obscurité avant de trouver le sommeil. Bercés, parfois violemment secoués, tous les sens sont en éveil au moment de se coucher, malgré la fatigue qui pointe. Combien de fois Benoît a-t-il traqué les cliquetis provoqués par nos flacons à épices avant de se glisser dans sa bannette ? Combien de fois ai-je sauté dehors, croyant qu’une vague nous couchait ? C’est fou comme les ressentis du bateau diffèrent entre la nuit et le jour, entre le pont et l’intérieur. L’après-midi, nous désertons le cockpit, seul le préposé de quart subit les assauts du soleil impitoyable : il faut alors se réfugier dans le moindre centimètre d’ombre et espérer le passage d’un petit cumulus pour nous soulager de la masse ardente qui s’abat sur nos têtes.

En nous lançant dans cette aventure, nous nous exposions tous les trois à l’usure du temps. Celle qui pèse sur les corps et sur les nerfs. Après les premiers jours, lors desquels nous découvrions un quotidien à adopter, Benoît et Violine font part de leur appréhension pour les 8 jours à venir : ceux qui constituent le cœur de la traversée. La routine étant installée, il fallait effectivement laisser défiler les jours sans être trop pressé. Heureusement, au milieu de l’océan, nous avons eu de quoi nous divertir et nous occuper : 5 navires croisés de prêt ou de loin, une communication VHF avec le voilier Morpheus, une dorade coryphène pêchée, les manœuvres quotidiennes du tangon de génois, des envois de spi, la douche à l’eau de mer, la lessive, les relevés plus précis au sextant, les chants de marin entonnés ensemble, mais aussi une baisse du vent et toujours plus de sargasses pour nous maintenir en éveil.

Pour vous en exclusivité, la chanson originale composée pour cette transat’ ! A chanter sur l’air de “Joyeux anniversaire !” de Patrick Sébastien…

Encore une journée de passée / Encore des sargasses enl’vées / Encore des sargasses ENL’VÉES ! / Nous nous souhaitons quelques milles dans le compteur / 5-6 milles à l’heure / Et d’la bonne humeur / Nous nous souhaitons quelques milles dans le compteur  / La prise du pêcheur / Et un mail “from server”

Si nous commençons à avoir les jambes qui désespèrent de ne pouvoir avaler des
kilomètres, coach Violine nous concocte des exercices de renforcement musculaire qui laissent tout l’équipage hilare.

La pêche est maigre à cause des algues qui se prennent dans nos hameçons. Mais nous avons eu la chance de prendre une belle dorade coryphène : poisson carnassier emblématique du large et des traversées océaniques. C’est Violine qui remonte à la force des bras le long corps aux reflets irisés verts et jaunes, et nous parvenons rapidement à maîtriser la bête sans nous blesser. Je m’attelle ensuite, sans tarder, au dépeçage du poisson. Les dernières lueurs du jour approchent à grand pas : il faut faire vite. J’ai conscience que derrière mon dos le silence se fait lourd, alors que je suis penchée au-dessus du poisson, occupée à lever les filets : le sang répandu autour de l’animal a scellé les bouches de mes deux compagnons. Qu’ils n’aient de crainte : je leur concocterai demain un fameux ceviche qui fera honneur au sacrifice du poisson.

À partir du jour 14, nous slalomons entre les grains et les zones de faible vent avec une lassitude grandissante. Et pourtant, l’océan émerveille toujours. Il n’est jamais le même et modifie ses couleurs et la forme de son dos si vite lorsque le vent se renforce ou s’adoucit. Les deux éléments agissent l’un avec l’autre, étroitement, obligeant les marins à une attention continue pour adapter le bateau aux nouveaux mouvements de mer.

C’est par une nuit noire, alors que nous sommes encerclés par les grains, que la terre se manifeste à Violine. Furtives, quelques lueurs fragiles scintillent au-dessus de l’horizon avant de disparaître à nouveau : la terre est-elle vraiment là ?

Et puis, bientôt, plus aucun doute ! L’île caraïbe se devine derrière le voile d’un grain qui vient fouetter Benoît et Violine pendant leur quart. Au petit matin, l’excitation est grande : nous sommes tous sur le pont à une heure matinale. Il est encore trop tôt et l’aube n’a pas encore rendu aux couleurs leur éclat : tout est gris. L’île n’est qu’un coussinet lointain posé sur l’eau mais nous sommes gagnés par une foule de sentiments mêlés : la joie profonde, la fierté, le soulagement, l’excitation, l’impatience mais aussi, enfoui tout au fond, la nostalgie de l’océan qu’il nous faut quitter. Nous avons traversé l’Atlantique ! Bravo Kannja’, bravo à nous trois, brave équipage !

Peu à peu le vert, tendre ou profond, retrouve sa place dans la forêt, le blond vient colorer le sable et c’est toute la Martinique qui se présente à nous. Son fumet nous frappe et nous laisse rêveurs : une odeur de bois mouillé brûlé annonciatrice des joies créoles qui nous attendent. Il faut traverser des océans pour avoir le privilège de sentir un territoire, humer une île et laisser son imagination dériver dans le flot de ses parfums avant même d’avoir touché terre. Fièrement, nous nous engageons dans le chenal du Marin, remontant vers le fond de la baie. Nous croisons de nombreux autres bateaux. Ils ne le savent pas, mais nous sommes de frais transatiers qui atterrissons tout juste de l’aventure d’une vie.

Violine, Benoît, je ne vous remercierais jamais assez pour ces 18 jours passés au large, en votre précieuse compagnie ! Et toi, mon bateau, vois-tu ce que tu as accompli ? Tu es vraiment le plus beau et le plus fort de tous les bateaux !

Marion


3 commentaires

monique · 17 mars 2024 à 18 h 38 min

Je ne peux que vous dire BRAVO, Marion, Violine et Benoît. Toute mon admiration pour ce que vous avez accompli.

La Transatlantique vue par Violine - Kannjawou, le voilier-bibliothèque · 16 mars 2024 à 17 h 52 min

[…] retrouverez par ici les textes de Marion (ICI) et de Benoît (ICI). Et par ICI, le rappel des raisons qui ont amené Manon à ne pas embarquer […]

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